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Mais elle était encore présidente du conseil exécutif, et, malgré sa résolution, ils la ligotaient chaque jour un peu plus étroitement à son fauteuil, avec des « faits nouveaux » de toute sorte. Des immigrants allemands voulaient construire une nouvelle ville portuaire appelée Blochs Hoffnung sur la péninsule qui coupait la mer du Nord en deux, puis creuser un large canal à travers la péninsule. Les écoteurs Rouges, qui étaient opposés à ce projet, firent sauter la piste qui menait à la péninsule. Ils firent aussi sauter celle qui menait en haut de Biblis Patera, pour marquer leur opposition à ce projet aussi. Les écopoètes d’Amazonis menaçaient de provoquer de gigantesques feux de forêt. D’autres voulaient supprimer la forêt pyrophile que Sax avait plantée dans la grande courbe de Kasei (cette pétition était la première à recevoir l’approbation unanime de la CEG). Les Rouges qui vivaient autour de White Rock, une mesa d’un blanc pur, de dix-huit kilomètres de large, voulaient qu’on la déclare « kami », c’est-à-dire la faire radicalement interdire d’accès. Une équipe de design de Sabishii préconisait la construction d’une nouvelle capitale sur la côte de la mer du Nord, par zéro degré de longitude, au bord d’une baie profonde. New Clarke commençait à grouiller d’équipes qui ressemblaient de façon troublante aux fouineurs des services de sécurité des métanats. Les technos de Da Vinci suggéraient que l’on confie le contrôle de l’espace martien à une agence gouvernementale qui n’existait pas. Senzeni Na projetait de combler le mohole. Les Chinois demandaient l’autorisation de construire un nouvel ascenseur spatial près du cratère Schiaparelli afin d’accueillir leurs propres migrants et de le louer aux autres. L’immigration augmentait tous les mois.
Nadia traitait une affaire par demi-heure – l’ordre du jour était établi par Art –, et les journées passaient dans une sorte de tourbillon. Elle avait de plus en plus de mal à remettre les choses en perspective. Certains problèmes étaient pourtant beaucoup plus sérieux que d’autres. Par exemple, si on les laissait faire, les Chinois finiraient par envahir Mars, et les écoteurs Rouges avaient vraiment passé les bornes. Nadia avait même reçu des menaces de mort. Elle était maintenant accompagnée par des gardes du corps quand elle sortait de chez elle, et son appartement était discrètement surveillé. Elle continuait imperturbablement à examiner les dossiers et à travailler le conseil au corps lorsqu’ils devaient statuer sur des questions qui lui tenaient à cœur. Elle établit de bonnes relations de travail avec Zeyk et Mikhail, et même avec Marion. Les choses ne s’arrangèrent jamais vraiment avec Ariadne, mais elle avait appris la leçon, et on ne l’y reprendrait pas de sitôt.
Elle faisait donc son travail tout en regrettant de ne pas être à mille lieues de Pavonis. Art guettait le moment où elle allait tout envoyer promener. Elle savait, rien qu’à son expression, qu’elle devenait hargneuse, irascible, tyrannique, mais elle n’y pouvait rien. Après une audience avec des gens futiles ou qui faisaient de l’obstruction, il lui arrivait souvent de lâcher, les dents serrées, un chapelet de jurons, ce qu’Art trouvait manifestement démoralisant. Des délégations venaient demander l’abolition de la peine de mort, le droit de construire dans la caldeira d’Olympus Mons, ou la nomination d’un huitième membre au conseil exécutif, et dès que la porte se refermait, Nadia ronchonnait :
— Mais quelle bande de cons ! Ils n’ont seulement jamais réfléchi qu’il faut un nombre impair de voix, que prendre la vie de quelqu’un d’autre abroge son propre droit à la vie, et je ne parle pas du reste !
Un jour, la police captura un groupe d’écoteurs Rouges qui avaient encore essayé de faire sauter le Socle et n’avaient réussi qu’à tuer un planton, et elle n’eut pas de mots assez durs pour les condamner.
— Qu’on les exécute ! s’exclama-t-elle. Écoute, quand on tue quelqu’un, on perd le droit de vivre. Qu’on les exécute ou qu’on les bannisse à vie, mais qu’on leur fasse payer leurs exactions d’une façon qui donnera à réfléchir aux autres Rouges.
— Mouais, fit Art, mal à l’aise. Mouais, évidemment.
Mais elle fulminait toujours. Elle ne s’arrêterait qu’une fois calmée. Et cela prenait de plus en plus de temps.
Un peu ébranlé, il lui conseilla de mettre sur pied une autre conférence comme celle de Sabishii, qu’elle avait manquée, et de se débrouiller pour y assister. Planifier le travail de différents organismes pour une bonne cause. Ce n’était pas vraiment construire, se disait Nadia, mais ce serait toujours mieux que rien.
La crise du Caire l’avait amenée à réfléchir au cycle hydrologique et à ce qui se passerait quand la glace commencerait à fondre. S’ils pouvaient jeter les bases d’un projet de cycle hydrologique, ne serait-ce que théorique, alors les conflits en matière d’eau se résorberaient d’eux-mêmes. Elle décida d’étudier la question.
Comme bien souvent ces derniers temps, lorsqu’elle s’intéressait à un problème général, elle éprouva l’envie d’en parler à Sax. Les ambassadeurs de retour de la Terre étaient si près, à présent, que le délai de transmission était insignifiant. Leurs conversations ressemblaient à celles qu’ils auraient pu avoir par bloc-poignet interposé. Nadia passait donc ses soirées à s’entretenir avec Sax du terraforming. Plus d’une fois il la prit à contre-pied. Il la surprenait par ses prises de position, il était plus imprévisible que jamais.
— Je voudrais que les choses restent sauvages, dit-il un soir.
— Que veux-tu dire ? lui demanda-t-elle.
Son visage adopta l’expression perplexe qu’il prenait souvent quand il réfléchissait. Sa réponse lui parvint bien au-delà du délai normal de transmission :
— Beaucoup de choses. C’est un mot compliqué. Enfin… je veux dire… je voudrais conserver le paysage dans un état aussi primitif que possible.
Nadia parvint à retenir un gros rire, mais Sax ajouta :
— Qu’est-ce qui t’amuse comme ça ?
— Oh ! rien. C’est juste que tu me rappelles, je ne sais pas, certains Rouges. Ou les gens de Christianopolis. Ils m’ont dit à peu près la même chose pas plus tard que la semaine dernière. Ils voulaient conserver le paysage du grand Sud dans son état primitif. Je les ai aidés à monter une conférence pour parler des problèmes hydrologiques de l’hémisphère Sud.
— Je pensais que tu travaillais sur l’effet de serre ?
— On ne veut pas me laisser travailler. On veut que je fasse la présidente. Mais je vais participer à cette conférence.
— Bonne idée.
Les colons japonais de Messhi Hoko (ce qui voulait dire « Autosacrifice pour le bien du groupe ») vinrent demander au conseil d’accorder davantage de terre et d’eau à leur tente, qui se trouvait dans les hauteurs de Tharsis Sud. Après les avoir envoyés sur les roses, Nadia prit l’avion avec Art pour Christianopolis, tout au sud.
La petite ville (elle paraissait vraiment très petite après Sheffield et Le Caire) était située dans le quatrième cratère de l’anneau de Phillips, par 67 degrés de latitude sud. Pendant l’Année Sans Été, le grand Sud avait essuyé beaucoup de tempêtes. Il était tombé jusqu’à quatre mètres de neige, ce qui était sans précédent. Le record était jusque-là de moins d’un mètre. En ce Ls 281, juste après le périhélie, c’était le plein été dans le Sud. Les différentes stratégies destinées à éviter une nouvelle glaciation semblaient fonctionner. Le printemps avait été chaud et la majeure partie de la nouvelle neige avait fondu. Il y avait maintenant des lacs ronds au fond de tous les cratères. Celui de Christianopolis faisait près de trois mètres de profondeur et trois cents mètres de diamètre. Les habitants de la ville étaient ravis ; c’était un beau lac. Mais si la même chose se renouvelait tous les hivers – et les météorologues étaient d’avis qu’il tomberait encore plus de neige dans l’avenir –, lors de la fonte, le quatrième cratère de Phillips déborderait et la ville serait inondée. Et ça valait pour tous les cratères de Mars.
La conférence de Christianopolis avait pour but d’envisager les stratégies possibles pour remédier à cette situation. Nadia s’était efforcée d’y faire participer les gens les plus compétents dans les domaines de la météorologie, de l’hydrologie et de l’ingénierie. Et peut-être Sax, dont le retour était imminent. La question du débordement des cratères n’était que le point de départ des discussions qui devaient englober le problème général des bassins hydrographiques et du cycle hydrologique de la planète tout entière.
Le problème spécifique des cratères serait résolu comme Nadia l’avait prédit : par la plomberie. Les cratères seraient traités comme des baignoires ; on creuserait un trou sur le côté pour les vider. La cuvette de brèche qui se trouvait sous le fond poussiéreux était extrêmement dure, mais les robots pourraient y forer des tunnels puis y installer des pompes, des filtres et aspirer l’eau soit pour conserver un lac ou un étang central, soit pour l’assécher complètement.
Mais que faire de l’eau ainsi pompée ? Les highlands du Sud étaient bosselées, fendillées, taraudées, crevassées, ondulées, accidentées, affaissées, fissurées et fracturées. En tant que bassins hydrographiques, elles étaient inutilisables. Rien ne menait nulle part. Il n’y avait pas de longues pentes. Tout le Sud était un plateau situé trois ou quatre kilomètres au-dessus du niveau moyen, avec juste des creux et des bosses localisés. Jamais Nadia n’avait plus clairement vu la différence entre ces highlands et n’importe quel continent terrien. Sur Terre, les mouvements tectoniques espacés de plusieurs millions d’années avaient soulevé des montagnes que l’eau dévalait en suivant la ligne de plus forte pente, retournant à la mer, sculptant des veines fractales qui devenaient des bassins hydrographiques. Même les régions les plus sèches de la Terre étaient couturées d’arroyos et semées de playas. Dans le sud de Mars, le bombardement météorique du Noachien avait férocement martelé le sol, abandonnant partout des cratères et des ejecta. Le désert anarchique, dévasté, avait ensuite subi deux milliards d’années d’abrasion sous l’action inlassable des vents chargés de poussière qui s’acharnaient sur le moindre relief. Déverser de l’eau sur ce sol ravagé ne formerait qu’un maillage insensé de petites rivières qui dévaleraient les pentes locales jusqu’au premier cratère sans rebord. Aucun fleuve, pratiquement, ne rejoindrait la mer du Nord, ni même les bassins d’Hellas ou d’Argyre, qui étaient tous les deux entourés de montagnes formées par leurs propres ejecta.
Il y avait tout de même quelques exceptions à cette règle : le Noachien avait été suivi par une brève période dite « chaude et humide », à la fin de l’Hespérien, une période de cent millions d’années à peine au cours de laquelle une atmosphère chaude et dense, chargée en gaz carbonique, avait amené un peu d’eau à courir sur la surface, creusant le lit de quelques rivières dans les pentes douces du plateau, entre les tabliers des cratères qui les repoussaient d’un côté et de l’autre. Ces chenaux avaient évidemment perduré quand l’atmosphère avait gelé, vidant les arroyos progressivement élargis par le vent. Les lits de ces fleuves fossiles, comme Nirgal Vallis, Warrego Vallès, Protva Vallès, Patana Vallès ou Oltis Vallis, étaient des canyons étroits, sinueux, de vrais canyons de rivière et non des grabens ou des fossae. Certains d’entre eux disposaient même d’une amorce de système tributaire. Aussi les projets de macro-bassins hydrographiques pour le Sud utilisaient-ils naturellement ces canyons comme cours d’eau primaires, alimentés avec de l’eau pompée au départ de chaque tributaire. Ensuite, un certain nombre de vieux canaux de lave pourraient aisément devenir des rivières, la lave et l’eau ayant l’une comme l’autre tendance à suivre la ligne de plus forte pente. Enfin, il y avait, comme au pied d’Eridania Scopulus, un certain nombre de fractures, de failles et de grabens inclinés qui pourraient aussi être exploités.
Tout au long de la conférence, de grands globes martiens furent inlassablement redessinés en fonction des différents régimes hydrologiques envisagés. Il y avait aussi des pièces pleines de cartes topologiques en relief, autour desquelles des groupes réfléchissaient aux différents systèmes de bassins hydrographiques, débattaient de leurs avantages et de leurs inconvénients, se contentaient de les observer ou tapotaient frénétiquement sur des claviers afin d’en modifier le tracé. Nadia passait d’une salle à l’autre en regardant ces schémas hydrographiques, apprenant plus de choses sur l’hémisphère Sud qu’elle n’en avait jamais su. Il y avait une montagne de six kilomètres de haut près du cratère Richardson, tout au sud. La calotte polaire Sud elle-même était assez haute. Alors que Dorsa Brevia franchissait une dépression qui évoquait un rayon emprunté à l’impact d’Hellas, une vallée si profonde qu’elle serait inévitablement immergée, idée qui déplaisait évidemment aux gens de Dorsa Brevia. D’un autre côté, la zone pourrait sûrement être asséchée si tel était leur bon plaisir. Il y avait des dizaines et des dizaines de variantes à chacun des projets, et chaque système isolé paraissait très étrange aux yeux de Nadia. Elle n’avait jamais vu avec une telle clarté à quel point une fractale provoquée par la gravité était différente d’un impact dû au hasard. Dans le paysage météorique informe, presque tout était possible parce que rien ne s’imposait – rien, si ce n’est que, quel que soit le système retenu, il faudrait creuser des canaux et construire des réseaux de galeries. Son nouveau petit doigt la démangeait de mettre la main à la pâte et de piloter un bulldozer ou un tunnelier.
Peu à peu, les plans les plus performants, les plus logiques ou les plus esthétiquement séduisants commencèrent à émerger des propositions, les meilleurs pour chaque région étant ensuite rassemblés en une sorte de mosaïque. Dans le quart est du Sud profond, les cours d’eau suivaient une direction générale qui les menait vers le bassin d’Hellas puis, à travers quelques gorges, dans la mer d’Hellas, ce qui était parfait. Dorsa Brevia accepta que la crête de leur tunnel de lave devienne une sorte de barrage qui traverserait un bassin hydrographique de sorte qu’il y ait un lac en dessus et un fleuve en dessous, qui se jetterait dans la mer d’Hellas. Autour de la calotte polaire Sud, la neige ne fondrait pas, mais la plupart des météorologues prévoyaient que lorsque la situation se serait stabilisée il ne neigerait plus beaucoup sur le pôle, et ça deviendrait un désert glacé comparable à l’Antarctique. Ils se retrouveraient donc, en fin de compte, avec une vaste calotte polaire, dont une partie tomberait dans l’immense dépression de Promethei Rupes, autre vieux bassin d’impact partiellement effacé. S’ils ne voulaient pas que la calotte polaire soit trop importante, ils n’auraient qu’à la faire fondre et à pomper l’eau vers le nord, dans la mer d’Hellas, peut-être. Il suffirait d’effectuer un pompage similaire dans le bassin d’Argyre s’ils décidaient de le laisser à sec. Un groupe de juristes rouges modérés défendait précisément ce dossier devant la CEG, avançant que l’un des deux grands bassins d’impact de la planète devait être préservé avec ses dîmes et ses ondulations. Cette demande semblait assurée de recevoir un avis favorable de la cour, et les bassins hydrographiques du périmètre d’Argyre devraient prendre ce fait en compte.
Sax avait conçu des schémas hydrologiques pour le Sud, qu’il fit parvenir à la conférence depuis la fusée qui entrait en approche orbitale, afin qu’ils soient étudiés avec les autres. Il réduisait la surface de l’eau, vidait la plupart des cratères, faisait une utilisation extensive des tunnels et canalisait presque toute l’eau drainée dans les canyons des fleuves fossiles. Dans son plan, de vastes zones du Sud demeuraient des déserts arides, offrant un hémisphère de plateaux secs, dénudés, profondément coupés par quelques canyons étroits au fond desquels couraient des fleuves.
— L’eau est renvoyée vers le nord, expliqua-t-il à Nadia lors d’une de leurs conversations. Depuis les plateaux, on devrait avoir l’impression qu’il en a toujours été ainsi ou presque.
Autrement dit : Et ça plairait à Ann.
— Bonne idée, approuva Nadia.
En fait, le plan de Sax n’était pas très différent du consensus auquel ils étaient arrivés à l’issue de la conférence. Un Nord humide, un Sud aride, encore un dualisme à ajouter à la grande dichotomie. Et l’idée de refaire courir de l’eau dans les vieux canaux avait quelque chose de satisfaisant pour l’esprit. Le projet avait bonne allure, compte tenu du terrain.
Mais les temps étaient depuis longtemps révolus où Sax – ou qui que ce soit – pouvait opter pour un projet de terraforming et passer à son application. Nadia voyait bien que Sax n’avait pas tout à fait compris cela. Depuis le début, lorsqu’il avait dispersé des éoliennes dans la nature sans prévenir quiconque en dehors de ses complices et sans demander l’avis de personne, il travaillait tout seul dans son coin. C’était une habitude mentale profondément inscrite en lui, et maintenant il semblait oublier le processus de révision que devrait subir tout projet avant d’être soumis aux cours environnementales. Or ce processus existait bel et bien, à présent, et il n’y couperait pas. Et à cause du Grand Geste, la moitié des cinquante magistrats de la CEG étaient des Rouges plus ou moins modérés. Tout projet hydrologique né d’une conférence à laquelle Sax Russell avait participé, même à distance, serait observé à la loupe.
Mais Nadia avait l’impression que si les Rouges examinaient attentivement sa proposition, ils seraient stupéfiés par son approche. C’était, en fait, une sorte de chemin de Damas, inexplicable si on songeait à l’histoire de Sax. Sauf quand on la connaissait dans sa globalité. Et Nadia comprenait : il s’efforçait de plaire à Ann. Nadia doutait qu’il y arrive, mais elle était contente de le voir essayer.
— C’est un homme plein de surprises, dit-elle un jour à Art.
— Sans doute une conséquence du traumatisme cérébral.
Quoi qu’il en soit, à l’issue de la conférence, ils avaient conçu toute une hydrographie, dessiné tous les lacs, les rivières et les principaux fleuves de l’hémisphère Sud. Le projet serait ensuite intégré aux projets équivalents de l’hémisphère Nord, en comparaison très désordonnés du fait de l’incertitude qui planait quant à la taille définitive de la mer du Nord. L’eau n’était plus activement pompée du permafrost et des aquifères. Les écoteurs Rouges avaient fait sauter beaucoup de stations de pompage lors de l’année écoulée, mais le niveau de l’eau continuait à monter un peu, sous le poids ajouté au sol par l’eau déjà pompée. Et l’écoulement estival se déversait un peu plus chaque année dans Vastitas, à la fois de la calotte polaire Nord et du Grand Escarpement. Vastitas était le bassin de captage d’énormes bassins hydrographiques, et des quantités phénoménales d’eau continueraient à s’y déverser chaque été. D’autre part, les vents arides provoquaient l’évaporation d’une quantité importante d’eau qui finissait par induire des précipitations ailleurs. Or l’eau s’évaporait beaucoup plus vite que la glace ne se sublimait actuellement aux endroits où il y en avait. Le calcul des apports et des déficits d’eau était du ressort des concepteurs de modèles mathématiques. Et la carte était encore couverte d’estimations, au sens propre du terme, dans la mesure où les différentes prévisions entraînaient des lignes de côte putatives éloignées, dans certains cas, de plusieurs centaines de kilomètres.
Cette incertitude retardait tous les « cego » destinés au Sud, se disait Nadia. Fondamentalement, la cour devrait s’efforcer de mettre en corrélation toutes les données connues et d’évaluer les modèles, puis prescrire un niveau de la mer et statuer sur tous les bassins hydrographiques en fonction de ces décisions. Le destin du bassin d’Argyre, en particulier, semblait impossible à arrêter tant qu’il n’y aurait pas de projet équivalent pour le Nord. Certaines perspectives prévoyaient de déverser dans Argyre l’eau de la mer du Nord si celle-ci se remplissait trop, afin d’éviter de submerger Marineris, Fossa Sud et les villes portuaires en cours de construction. Les Rouges radicaux menaçaient déjà de construire des colonies de peuplement tout le long de la rive ouest d’Argyre afin d’empêcher de telles manœuvres.
La CEG avait donc un autre gros problème sur les bras. Il était clair qu’elle était en passe de devenir l’organisme politique le plus important de Mars. Elle réglementait presque tous les aspects de leur avenir sur la planète en se fondant sur la Constitution et sur ses précédents arrêtés. Nadia trouvait normal qu’il en soit ainsi : les décisions qui avaient des prolongements globaux devaient être étudiées au niveau global, il n’y avait pas à revenir sur ce point.
En attendant, quelle que puisse être la décision des différentes cours, un projet pour l’hémisphère Sud avait enfin été formulé. Et à la surprise générale, la CEG rendit un jugement préliminaire positif très peu de temps après qu’il lui eut été soumis – parce que, précisait l’arrêté, il pouvait être mené par étapes, au fur et à mesure que l’eau tomberait sur le Sud, et qu’il procédait sans trop de variantes tout au long des premières étapes, quel que soit le niveau définitif de la mer du Nord. Il n’y avait donc pas de raison de retarder le début des travaux.
Art revint, rayonnant, lui apporter la nouvelle.
— Nous pouvons commencer nos travaux de plomberie ! annonça-t-il.
Nadia ne devait jamais y arriver, bien sûr, avec toutes ces réunions, ces décisions à prendre, tous ces gens à convaincre ou à circonvenir. Elle faisait son devoir, obstinément, avec ténacité, bon gré mal gré. Et à mesure que le temps passait, elle le faisait de mieux en mieux. Elle manœuvrait les gens avec une habileté croissante. Elle avait compris comment les amener à ses vues. À force de prendre des décisions, elle avait acquis une vision percutante des problèmes. Elle avait découvert qu’il était plus facile d’apprécier les dossiers en fonction de principes politiques sciemment affichés qu’en se fiant à son instinct, de même qu’il valait mieux avoir des alliés politiques fiables, au conseil et ailleurs, plutôt que de s’ingénier à passer pour neutre et indépendante. C’est ainsi qu’elle se rapprocha peu à peu des Bogdanovistes qui, à sa grande surprise, étaient, de tous les groupes martiens, les plus proches de sa philosophie politique. Il est vrai qu’elle avait une vision simpliste du bogdanovisme : justice à tous les niveaux, insistait Arkady, et tout le monde devait être libre et égal. Le passé n’avait pas d’importance, ils devaient faire du nouveau chaque fois que l’ancien paraissait injuste ou impraticable, ce qui arrivait souvent. Mars était la seule réalité qui comptait, au moins pour eux. Ces principes de base permettaient à Nadia de se faire rapidement une opinion sur les choses, d’adopter une ligne de conduite qu’elle n’avait plus qu’à suivre.
Elle s’était bien endurcie. Il lui arrivait encore parfois de constater combien le pouvoir pouvait corrompre et d’en éprouver un léger malaise, mais elle commençait à s’y habituer. Elle heurtait souvent Ariadne de front, et quand elle songeait aux remords qu’elle avait éprouvés après sa première algarade avec la jeune Minoenne, elle se trouvait rétrospectivement bien pusillanime. Elle n’hésitait plus, maintenant, à montrer les dents quand on la contredisait, à mettre en scène de micro-explosions d’une violence calculée qui remettaient les gens à leur place. En fait, elle avait découvert que plus elle malmenait les gens et leur témoignait son mépris, plus elle avait de contrôle sur eux et en faisait ce qu’elle voulait. Elle incarnait un pouvoir, les gens le savaient. Or, quelle que soit la façon dont on l’abordait, le pouvoir, c’était la puissance. Et Nadia n’avait plus guère de scrupules de ce point de vue. La plupart du temps, ils méritaient son poing dans la figure. Ah, ils avaient cru mettre sur le trône une vieille babouchka gâteuse qui les laisserait s’amuser sans les déranger, mais le trône était le siège du pouvoir – elle voulait bien être pendue si elle faisait ce boulot de merde sans en profiter un peu pour obtenir ce qu’elle voulait.
La laideur de la chose la dérangeait de moins en moins. Quand il lui arrivait d’y songer, effondrée dans son fauteuil, après avoir passé la journée à taper sur des tas de gens, pour un peu elle se serait mise à pleurer de dégoût. Elle n’avait fait que sept mois des trois années martiennes de son mandat. Dans quel état serait-elle quand elle serait libérée de cette corvée ? Elle commençait déjà à s’habituer au pouvoir ; d’ici là, elle en serait peut-être venue à l’aimer.
Art l’écoutait avec inquiétude raconter ses problèmes lors de leurs sacro-saints petits déjeuners.
— Eh bien, répondit-il un matin, après mûre réflexion, le pouvoir est le pouvoir. Tu es la première présidente de Mars. Alors, dans une certaine mesure, la fonction sera ce que tu en feras. Tu pourrais peut-être décréter que tu ne vas travailler qu’un mois sur deux, et déléguer les pouvoirs à ton équipe. Ou quelque chose dans ce goût-là.
Elle cessa de mastiquer et le regarda avec des yeux ronds.
Dès la fin de la semaine, elle quitta Sheffield et partit vers le sud avec une caravane qui allait de cratère en cratère pour mettre en place des installations de drainage. Chaque cratère était différent, bien sûr, mais le travail consistait généralement à choisir l’angle de sortie du tablier du cratère et à mettre les robots au travail. Von Karman, Du Toit, Schmidt, Agassiz, Heaviside, Bianchini, Lau, Chamberlin, Stoney, Dokuchaev, Trumpler, Keeler, Charlier, Sues… Ils équipèrent tous ces cratères, et beaucoup d’autres qui n’avaient pas de nom, mais ça ne durerait pas car les cratères étaient baptisés plus vite qu’ils n’arrivaient à les forer : 85 Sud, Trop Noir, Espoir du Fou, Shanghai, Repos d’Hiroko, Fourier, Cole, Proudhon, Bellamy, Hudson, Kaif, 47 Ronin, Makoto, Kino Doku, Ka Ko, Mondragon. Le passage d’un cratère à l’autre rappelait à Nadia ses voyages autour de la calotte polaire Sud, dans les années de l’underground. Sauf que, maintenant, tout se passait au grand jour. Pendant les jours d’été où la nuit était presque inexistante, l’équipe se prélassait au soleil, dans la lumière crue reflétée par les lacs des cratères. Ils traversaient des fondrières dévastées, gelées, des flaques d’eau de fonte brillant au soleil, des prairies couvertes d’herbe, et toujours, bien sûr, le paysage rocailleux, rouille et noir sous le soleil éclatant, anneau après anneau, crête après crête. Ils équipaient les cratères de plomberie, déposaient des tuyaux de drainage et adaptaient des usines à gaz de serre aux excavateurs lorsque la roche contenait des réserves de gaz.
Mais ce n’était pas du travail au sens où Nadia l’entendait. Elle regrettait le bon vieux temps. Même si ce n’était pas un travail manuel que de conduire un bulldozer, le maniement de la lame était très physique, les changements de vitesse répétés étaient épuisants et on se sentait plus impliqué que lorsque le « travail » consistait à parler à des IA puis à aller se promener en laissant faire des équipes vrombissantes de robots fouisseurs guère plus hauts qu’un enfant, d’unités industrielles mobiles grandes comme un pâté de maisons, de tunneliers hérissés de dents de diamant pareilles à des dents de requin, tous faits d’alliages métalliques/biocéramiques plus durs que le câble de l’ascenseur, et qui se débrouillaient tout seuls. Ce n’était pas ce qu’elle espérait.